
Grand plaisir de publier un texte original de Claude Champagne, écrivain jeunesse et ami des bibliothèques. Il a accepté de se joindre à nous sur le thème du déménagement et des Cartons, comme dans cartons de déménagement.
Frigo, limbo, cha-cha. Souvenir d’enfance : une boîte chasse l’autre.
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Petit texte sans prétention pour les bibliothèques de Montréal sur le thème de cartons, comme dans cartons de déménagement.
Cartons
Début des années 70, ma mère, reine du foyer, une espèce aujourd’hui en voie de disparition, réclamait un nouveau couple. C’était sans doute sa façon à elle d’être dans l’air du temps. Mais chez nous, on ne brisait pas un ménage. On achetait des électroménagers.
Le vert caca d’oie n’était plus à la mode. Le jaune cirrhose cadrait mieux dans le nouveau décor de la cuisine. La tapisserie avait été changée. Il y avait maintenant des fleurs brunes et oranges pour égayer nos repas.
Ce jour-là, nous attendions le nouveau réfrigérateur. Je regrettais déjà l’ancien devant lequel j’avais appris à danser le cha-cha-cha. Ma mère avait suivi des cours de danse sociale. Mon père, comme les vrais durs, ne dansait pas. J’étais donc le partenaire avec qui elle se pratiquait. Je crois même que j’étais doué. Ma mère tenait le manche à balai tandis que je battais des records de souplesse au limbo.
Quand les livreurs sont partis, tout ce qui restait c’était une énorme boîte de carton. J’ai supplié pour qu’on ne la jette pas. Avec des ciseaux et des crayons-feutres, la boîte est devenue une fusée spatiale, en plein milieu de la cuisine. Elle est demeurée là durant des jours, jusqu’à ce que les extraterrestres exigent son départ à leur gouvernement. Mon frère et ma sœur, respectivement âgés de neuf et dix ans de plus que moi, étaient des étrangers de l’enfance. Faisant fi de ma présence dans mon vaisseau, j’ai assisté aux pourparlers. Il fut rapidement déclaré que l’engin devait déménager dans le sous-sol de la planète : le garage.
Ce soir-là, j’ai amené mon oreiller et une couverture, en plus d’une boite de biscuits, décidé à dormir, voire à vivre dorénavant dans ma fusée. Je n’étais pas n’importe quel explorateur stellaire. J’avais des pouvoirs. C’est ainsi que pour braver la nuit noire, j’ai fait briller de tous ses feux l’astre aux filaments de tungstène suspendu au plafond.
J’étais bien dans ma boîte. L’univers me paraissait moins grand. Je me sentais à l’abri. Jusqu’à ce que je songe que des rats mutants pouvaient sortir du puisard protégé par un simple couvercle en métal. Il n’y a pas de honte à reconnaître ses limites. Enfin, tant qu’on n’en parle à personne. Je suis retourné dans mon lit.
Le lendemain, mon père voulait garer son auto dans le garage. Exit ma fusée. Qu’à cela ne tienne, j’allais la transformer en voiture de course, sur le trottoir. J’ai percé une ouverture, puis découpé des roues et un volant avec ce qui restait de carton. Mon bolide était splendide. J’avais passé la moitié de la journée à le décorer avec des crayons de cire. Ma carrière de pilote promettait. Malgré mon jeune âge et mon inexpérience, j’avais réussi à faire ma marque sur les circuits du monde entier. Les filles me tombaient dans les bras.
Le soir, alors qu’une voix lointaine m’ordonnait des choses qui me rentraient par une oreille et me sortaient par l’autre, j’ai entendu un bruit familier provenant de la rue. Mon cœur se serra. Il n’était peut-être pas trop tard. Je me suis précipité sur le balcon. Mais les éboueurs avaient déjà balancé ma voiture dans leur camion. Quand je vins pour ouvrir la bouche, pour leur crier qu’ils ne pouvaient pas faire ça, de me rendre mon auto, l’un d’eux actionna un levier. La benne tasseuse écrasait mes rêves.
Tout espoir n’était cependant pas perdu.
Nous allions changer la table et les chaises de la cuisine. Cinq boîtes de carton.
Claude Champagne